Description
Yves TANGUY (1900-1955) "Titre inconnu", huile sur toile, sbd et daté 1939.
73.5x54 cm
Provenance
Collection privée suisse, nièce de Carola Welker-Giedion & Siegfried Giedion.
Provenance directe de l'artiste.
Notes
Yves Tanguy est né le 5 janvier 1900 à Paris au ministère de la marine. En 1911, il fréquente le Lycée Saint-Louis et a comme camarade de classe un certain Pierre Matisse, fils cadet du peintre Henri Matisse dont il visite fréquemment l’atelier. En 1912, sa mère achète un Prieuré à Locronan près de Douarnenez, c’est là qu’il passera dorénavant ses vacances, se familiarisant avec les vastes plages de marée basse et les côtes rocheuses du Cap Zizun. Il est séduit par les formations de roches préhistoriques et les rejets marins abandonnés sur le sable qui, subjectivement transformés, réapparaissent fréquemment dans les mondes rêvés qu’il peindra.
Sa carrière de peintre va commencer en 1922, frappé par une œuvre de Giorgio de Chirico qu’il aperçoit dans la Galerie Paul Guillaume, il saute du bus en marche pour se confronter au « Revenant – rebaptisé par Louis Aragon - Le cerveau de l’enfant ». Breton et Tanguy ont pressenti « la violence de l’univers onirique » de ce tableau, peint onze ans avant la publication du premier manifeste surréaliste « Le modèle intérieur » dans « La révolution surréaliste » n°4 (15.7.1925). Breton y parle du tableau comme de l’illustration du fonctionnement inconscient de la pensée. Tanguy se décide à peindre et met au point en très peu de temps et sans formation artistique officielle, un vocabulaire esthétique, un style, une palette. Selon les mots de James Thrall Soby « Une fois qu'il a trouvé sa direction - et il l'a trouvée avec une brusquerie surprenante - il l'a suivie avec dévotion et pureté, secret dans sa quête, … inconscient des pressions de la mode et du commerce… » (cité dans Yves Tanguy (catalogue d'exposition), Museum of Modern Art, New York, 1955, p. 9).
Sa peinture est aléatoire, intemporelle, énigmatique, inexplicable, séduisante, sans jamais tomber dans la facilité. Sous l’influence des paysages métaphysiques de Giorgio de Chirico, Tanguy défriche une nouvelle voie en peinture et rejoint le groupe des surréalistes en 1925, sous l’impulsion d’André Breton.
Tanguy partage également avec le peintre flamand du XVe Jérôme Bosch un goût de l’étrange et de l’inexplicable, une imagerie symbolique, des détails magistraux semblant faire allusion à une réalité objective, cependant loin de toute référence spécifique.
A partir de 1927, il peint ses paysages rêvés qui lui confèrent une place prépondérante dans le mouvement surréaliste. Ils sont appelés des « mind-scapes » (paysages de l’esprit), certes inspirés des étendues de marées basses de Bretagne de son enfance avec son lot « d’êtres-objets » relargués par la mer mais également du paysage de désolation des champs de bataille du nord de la France, avec « un sentiment de vide, d’abandon, d’un terrain fantomatique détruit par la première guerre » (Sidra Stich. Anxious Visions, Surrealist Art (exhibition catalogue) University Art Museum, University of California at Berkeley, Berkeley, 1990, p. 87). On y découvre une plaine profonde au premier plan et l'horizon ambigu, ainsi que la présence d'objets flottant dans l'air silencieux. En 1930, Tanguy voyage en Afrique du nord, d’où il ramène les impressions ressenties devant l’austère puissance des hauts-plateaux de l’Atlas qui vont également l’inspirer pour ses « paysages ».
James Thrall Soby écrit sur le travail de Tanguy des années 30 et 40 "... ce qui intéressait le plus (Breton) en tant que peintre était la façon dont un motif en suggérait un deuxième, un troisième, [puis] un quatrième, imprévisible" dans ce que l'on pourrait appeler une "génération spontanée de formes". Il poursuit : « … Sa couleur devint plus complexe et variée... il utilisa de plus en plus fréquemment l'une de ses inventions les plus poétiques - la fusion de la terre dans le ciel, une image se métamorphosait en une autre, comme dans la technique de l'image animée connue sous le nom de « lap-dissolve dans les années 40» ... L'horizon fixe était maintenant souvent remplacé par un traitement continu et fluide de l'espace, et dans de nombreuses peintures des années 1930 et 1940, il est extrêmement difficile de déterminer à quel moment la terre devient ciel ou si les objets reposent sur le sol ou flottent dans les airs. L'ambiguïté est intensifiée par des changements de densité des objets eux-mêmes, d'opaque à translucide, à transparent, créant un espace du
size=3 color=black>double entendre». (Exh. cat., Tanguy Retrospective, Museum of Modern Art, New York, 1955, pp. 17-18). Ce sont là les années de maturité de son œuvre avant son départ pour les USA. Breton disait de Tanguy en 1941 : «Les êtres-objets strictement inventés qui peuplent ses toiles jouissent de leurs affinités propres qui traduisent de la seule heureuse manière, la manière non littérale de tout ce qui peut être objet d’émotion dans l’univers». « Jusqu'à Tanguy, l'objet, à quelques assauts extérieurs qu’il fût soumis, restait en dernière analyse distinct, et prisonnier de son identité. Avec lui, nous entrons pour la première fois dans un monde de latence totale » (A. Breton, 1928, cité dans Kay Sage Tanguy et al., Matisse NY 1963, p. 16). Les objets qui habitent l'espace ambigu semblent en effet dépendants d'une réalité objective et pourtant éloignés de toute référence spécifique. Dans notre tableau datant de 1939 figurant sous le n° 250 du Kay Sage, Tanguy présente une hyper-réalité brillante qui incarne les visées du mouvement surréaliste avec un sens raffiné du mystère. Dans son œuvre, le paysage d’« êtres-objets » imaginé depuis les rejets de la mer, présente des formes fascinantes, en une composition onirique construite par des diagonales, fruit du hasard et du travail de l'inconscient. Les figures sont encore éloignées les unes des autres donnant l’impression d’une atmosphère en suspension, comme un arrêt sur image, un trait qui disparait progressivement dans ses œuvres américaines où les figures prennent plus de place au premier plan de la composition. Le fond est ici sans limite avec un horizon ambigu. La composition de Tanguy nait de la disposition de la toile « selon les lois du hasard » (Jean Arp), Les couleurs sont lentement brassées jusqu’à ce que le peintre estime le fond (matière-mère selon Gordon Onslow-Ford) suffisamment préparé pour se prêter aux germinations souhaitées. Tanguy n'hésite pas à retrouver la lumière, l'espace et la précision de la Renaissance nordique. Dans the Art Digest in 1946, Tanguy s’explique sur sa spontanéité en peinture: "Le tableau se développe sous mes yeux, dépolyant ses surprises au fur et à mesure qu'il s'élabore. C'est cela qui me donne le sens de la liberté totale, et, pour cette raison, je suis incapable de concevoir un plan ou de dessiner une equisse préalable". (P. Waldberg, Yves Tanguy, Brussels, 1977, pp. 185-7). Les figures naissent en amas, réminiscences de cadavres exquis, et feignent de structurer voire d’animer l’espace, apparemment en équilibre entre l’ordre et le chaos. Tanguy traite les éléments de ses tableaux avec le même soin, la même méticulosité qu’un peintre réaliste peignant une nature morte ou un paysage. Les ombres sont présentes comme pour « lâcher la proie pour l’ombre » ainsi que le dit Breton. « L’être-objet » de gauche, dans la lecture du tableau est une figure tripartite biomorphe mi-organique mi-minérale, dont on retrouve une réminiscence dans le tableau de Kay Sage de 1943 « The Hidden Letter », elle semble faire écho aux femmes drapées de Giorgio de Chirico. Ou bien sont-elles trois chevelures, réminiscence des trois femmes de sa vie ? On peut en effet rapprocher temporellement la mort de sa mère du travail d’illustration de la "Chevelure" de Hugnet qui occupait Tanguy en 1937. En partant de ces trois imprécises figures, on pourrait peut-être voir au milieu de cette composition les matérialisations du mythe des « Grands Transparents » (tentative d’explication de la variante d'un texte (1935)) du texte d’André Breton « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », publié dans la revue VVV en 1942 sous la forme de ces panneaux de verre (de résonance duchampienne (l’auteur du Grand Verre) faisant obstruction et passage à une vision en perspective.
On peut rapprocher cette composition d’une composition, plus petite 56x46 cm appelée « Titre inconnu » figurant sous le n° 234 du Kay Sage également peinte en 1939 où les bourgeons de gauche et de droite sont à un stade d’éclosion différent mais se rapprochent singulièrement de notre composition avec également une présence des « Grands Transparents ».
La composition dont nous nous occupons a appartenu au couple Carola Giedion Welcker (critique d'Art) et Siegfried Giedion (designer de lampes pour BAG Turgi). C’est sous ce premier nom qu’il figure dans le raisonné. Le couple s'établit à Zürich en 1925 et sa résidence devint le point de rencontre en Suisse des surréalistes d'avant-guerre. Ce tableau est resté en Suisse durant toute la seconde guerre. Au décès de Carola en 1979, le tableau est repris par la sœur de Siegfried puis est resté en possession de sa fille.